Slate.fr | 18 octobre 2023 | Monde
Alors que les affrontements entre Israël et le Hezbollah ont gagné en intensité depuis le 7 octobre, les villages frontaliers sont pris pour cibles de part et d’autre. Reportage.
Dans le sud du Liban, à la frontière avec Israël.
Une colonne de fumée s’élève au loin entre les pins parasols et les maisons perchées sur les collines idylliques du Liban du Sud (ou Sud-Liban, cette zone bordant la frontière israélienne et s’étendant jusqu’à celle avec la Syrie à l’est). Sa noirceur brise le calme paisible qui semblait régner jusqu’alors. Et pour cause: un tir d’artillerie israélien vient de toucher une maison à Aïta al-Chaab (gouvernorat de Nabatieh, sud-est du pays), à quelques centaines de mètres de la frontière entre les deux pays.
Dimanche 15 octobre, le petit village s’est fait pilonner tout au long de la journée par des tanks, l’artillerie et même possiblement des bombes au phosphore blanc lancées par Tsahal. Les cibles affichées de l’armée israélienne sont des positions du Hezbollah, le puissant parti islamiste chiite libanais (considéré comme organisation terroriste par certains pays). Mais de nombreux bâtiments civils sont aussi touchés.

Le 15 octobre 2023, vue sur un poste militaire israélien (sur la colline en arrière-plan) et les champs du village frontalier de Blida (sud-est du Liban), qui ont été touchés par des obus israéliens. | Philippe Pernot
«Je faisais la grasse matinée quand j’ai entendu une forte déflagration, à quelques centaines de mètres. Je me suis précipité à mon balcon et j’ai vu qu’un obus israélien était tombé dans un champ, Dieu merci», raconte Haidar, un habitant de Blida, village voisin lui aussi ciblé par des bombardements israéliens. «Je n’ai pas particulièrement eu peur car nous sommes habitués, et c’est la guerre: tout a un prix, notre liberté aussi. S’il faut mourir sous un obus, ainsi soit-il», confie-t-il également, résigné.
Dans la ville d’à-côté, une maison est éventrée par un large trou, mais les combattants du Hezbollah refusent que l’on s’en approche. Stressés, ils nous forcent à opérer un demi-tour, nous exfiltrent du village à la va-vite et nous envoient une photo des dommages par WhatsApp. Quelques minutes plus tard, plusieurs obus visent la route que nous avions empruntée. C’est la deuxième fois que nous échappons à des tirs israéliens: un peu plus tard, des miliciens alliés au Hezbollah nous informent qu’un missile a atterri sur la colline d’où nous avions photographié la frontière en arrivant dans le sud quelques heures plus tôt.

Vue sur la frontière israélo-libanaise, telle que définie par la ligne bleue, tracée en 2000 par l’Organisation des Nations unies, au niveau de Maroun el-Ras (gouvernorat de Nabatieh, sud-est du Liban), le 15 octobre 2023. | Philippe Pernot
Attaques et contre-attaques tout au long de la frontière
Les bombardements de part et d’autre semblent aléatoires et s’étendent sur une centaine de kilomètres de bande frontalière, des fermes de Chebaa, occupées par Israël près du plateau Golan, au sud-est, jusqu’à la base des Casques bleus de la Force intérimaire des Nations unies au Liban (Finul), à Naqoura au bord de la mer Méditerranée, au sud-ouest. Pendant que l’artillerie israélienne pilonne ce qu’elle désigne comme son «front nord» (le «front sud» étant celui de Gaza), les combattants du Hezbollah attaquent de nombreuses positions israéliennes.
Depuis une dizaine de jours, les attaques du Hezbollah sont devenues quotidiennes. Parmi les faits notables, comme plusieurs autres cibles militaires appartenant à Tsahal, le poste israélien de Rehab, en face d’Aïta al-Chaab, a été pris d’assaut. Les combattants du mouvement islamiste libanais ont détruit plusieurs tanks et blindés au lance-roquettes, avant de faire flotter leur drapeau jaune siglé d’une kalachnikov verte. En face de Kfar Kila, plus au nord, ils ont ciblé des installations de surveillance, et des soldats de Tsahal depuis Dhayra (sud-ouest).

Vue sur un poste frontalier militaire de surveillance israélien, situé en face de Maroun al-Ras (sud-est du Liban), le 15 octobre 2023. | Philippe Pernot
Mardi 17 octobre, les tensions ont encore grimpé d’un cran. Depuis le Liban, des dizaines de roquettes antichars et des salves de fusils automatiques ont été tirées, tuant au moins un soldat israélien, faisant plusieurs blessés et détruisant des véhicules blindés. Depuis Israël, les bombardements lancés en réponse se sont intensifiés et quatre à cinq combattants du Hezbollah ont été tués mardi.
En quelques jours, côté libanais, on recensait ainsi plus d’une dizaine de morts, en majorité des combattants, ainsi que deux civils tués. De même que des dizaines de civils libanais ont été blessés et trois soldats de l’armée libanaise blessés par des tirs d’hélicoptère notamment. Côté israélien, deux personnes sont mortes (un civil et un officier de Tsahal).
Par ailleurs, après l’explosion meurtrière qui a frappé un hôpital de Gaza le mardi 17 octobre au soir, faisant au moins 200 morts sans que l’on sache pour l’instant d’où est venue l’attaque, le Hezbollah a appelé à observer une «journée de colère contre l’ennemi», en accusant Israël pour ce «massacre» et ce «crime brutal».
De quoi faire penser au début d’une guerre ouverte entre le Liban et Israël (qui sont toujours techniquement en état de guerre depuis le retrait israélien de 2000), alors que l’invasion terrestre de Gaza peut débuter à chaque instant. Si l’état-major israélien a annoncé reporter l’opération à cause de la pluie épaisse, l’engrenage des violences est déjà enclenché. Le Hezbollah a ainsi justifié ses attaques en «réponse au meurtre et aux blessures de journalistes». En effet, Issam Abdallah, reporter pour Reuters, a été tué et six autres journalistes blessés par deux missiles israéliens, le vendredi 13 octobre, dans le village d’Alma al-Chaab –lui aussi la cible de bombardements israéliens.
Des civils pris entre deux feux
Cette série d’affrontements fait craindre une escalade des violences sans précédent depuis la guerre de 2006. Environ 160 soldats et civils israéliens et plus de 1.200 Libanais, essentiellement des civils, avaient trouvé la mort en un peu plus d’un mois pendant ce conflit meurtrier. Le souvenir traumatique de ces pertes est fort chez les populations civiles, qui se retrouvent coincées entre les deux belligérants.
Côté israélien, vingt-huit villages et colonies ont ainsi été évacués sur une bande de deux kilomètres avant la frontière libanaise. Au Liban, les habitants sont livrés à eux-mêmes. Beaucoup ont pris la décision de fuir et se sont réfugiés dans des écoles ou chez leurs proches dans le nord du pays.
Mohammad Jamil al-Awié, 69 ans, tempère. «Pour l’instant, nous avons choisi de rester chez nous: la situation semble être sous contrôle et correspond aux règles d’engagement habituelles», témoigne ce professeur d’arabe à l’université libanaise. De sa maison familiale située à Maroun al-Ras, il entend les tirs à sa droite (direction Khyam et le plateau du Golan) et à sa gauche (direction Aïta al-Chaab). «Nous sommes au milieu des combats, mais avons été épargnés pour l’instant. On n’en est pas encore au niveau de 2006. Ma maison avait été entièrement détruite, on a tout reconstruit nous-mêmes», se souvient-il.

Depuis chez lui à Maroun al-Ras, le 15 octobre 2023, Mohammad Jamil al-Awié, professeur d’arabe à l’université libanaise, pointe son doigt vers le plateau du Golan et la zone des fermes de Chebaa, occupée par Israël et contestée par le Liban. | Philippe Pernot
S’il se dit critique du Hezbollah pour des raisons idéologiques, l’enseignant ne voit «personne d’autre» qui pourrait défendre le Sud-Liban. «Tant qu’Israël existe sous cette forme, il va nous bombarder. C’est la même situation que j’ai héritée de mon père et de mon grand-père et que je passerai à mes enfants, c’est un conflit pour l’existence de nos peuples», affirme-t-il.
C’est pour cette raison que Mohammad Jamil al-Awié souhaite rester chez lui, malgré le danger: «Nous, les gens d’ici, sommes attachés à notre terre. Chaque être humain a besoin de ses racines et de vivre auprès de ses origines.» Plus pragmatique est sa fille d’une vingtaine d’années, qui souhaite rester anonyme: elle aimerait surtout quitter ce Liban «fatigué et malade» pour rejoindre son fiancé en Floride.
Vers une guerre sur le «front nord»
Personne ne sait ce qu’il va se passer et l’incertitude ronge les Libanais. Nombreux sont ceux à quitter le pays en avion alors que les compagnies aériennes commencent à annuler leurs vols et que des ambassades étrangères demandent à leurs ressortissants d’éviter d’y faire un séjour (comme la France), voire de partir. L’opinion publique est divisée. Certains, comme les leaders des partis chrétiens pro-occidentaux aimeraient que le Liban reste à distance du conflit qui oppose le Hamas à Israël. «Le plus important c’est de ne pas impliquer les Libanais dans quelque chose qu’ils ne pourront pas supporter», prévenait le chef des Forces libanaises, Samir Geagea, au lendemain de l’attaque du 7 octobre.
Une mise en garde reprise par le Premier ministre, Najib Mikati, qui affirmait lundi 16 octobre qu’«il n’y a aucun intérêt de s’aventurer à ouvrir un front au Liban-Sud parce que les Libanais ne peuvent plus supporter cela. Certains se demandent qui détient le pouvoir de décider de faire la guerre ou la paix.» Le Liban est plongé dans l’une des pires crises économiques du monde depuis 1850 et l’armée libanaise peine encore à payer ses soldats. «Dans les circonstances actuelles, nous œuvrons pour la paix et la décision de faire la guerre est entre les mains d’Israël», a-t-il ensuite ajouté.
Mais en temps de guerre, beaucoup d’autres affichent leur soutien au camp de la «résistance» (Hamas, Jihad islamique, Hezbollah et d’autres factions alliées). C’est le cas de Nabil Bazzi, propriétaire d’une station-service à Bint-Jbeil, ville située à quelques kilomètres de la frontière, surnommée «capitale de la résistance» et considérée comme celle du Hezbollah.
«La guerre a commencé en 1948 et se terminera quand on reprendra la Palestine, qui appartient aux Palestiniens», affirme ce membre du parti baathiste (de gauche et d’idéologies nationaliste arabe et anti-impérialiste). «Aucun pays arabe ni occidental ne viendra nous aider, c’est donc à nous de le faire», dit-il pour justifier l’attaque du Hamas et le soutien que lui apporte le Hezbollah.

Nabil Bazzi, propriétaire d’une station-service à Bint-Jbeil (surnommée «capitale de la résistance»), devant un vieux canon de la guerre civile (1975-2000) utilisé contre Israël, au Liban-Sud, le 15 octobre 2023. | Philippe Pernot
Cela fait plus d’une semaine et demie que le mouvement islamiste gazaoui a lancé l’opération «Déluge d’al-Aqsa» contre Israël. Faisant plus de 1.400 morts israéliens, dont 291 soldats, et prenant 199 otages, le Hamas a voulu répondre au nationalisme exacerbé du gouvernement israélien d’extrême-droite – ainsi que mettre fin au processus de normalisation entre l’Arabie saoudite et l’État hébreu.
Tsahal, l’armée israélienne, a répondu avec des bombardements massifs sur la bande de Gaza, faisant au moins 3.000 morts et 12.500 blessés dans l’enclave palestinienne. La menace imminente d’une offensive terrestre suscite l’indignation des ONG internationales, de l’ONU et de l’opinion publique arabe qui dénoncent au minimum un nettoyage ethnique, voire même un «génocide».
Au Liban aussi, le Hezbollah et les habitants de la région du sud se préparent mentalement à une invasion terrestre, comme en 2006. Des combattants se cachent partout autour de la bande frontalière, prêts à prendre les armes, nous expliquent des miliciens pro-Hezbollah.
Nous en croisons plusieurs à l’orée d’une forêt à l’intérieur des terres, non loin d’un restaurant de Tallouseh, qui a été le lieu d’une embuscade du Hezbollah contre une colonne de chars israéliens en 2006. «Ils sont sortis de derrière les arbres par surprise et les ont tous détruits au lance-roquettes. Demain il leur arrivera la même chose», prophétise le gérant, Mahmoud Turnous.

Mahmoud Turnous et son restaurant au thème ottoman, nommé d’après le résistant Adham Khanjar (1890-1923), précurseur de la grande rébellion arabe contre le Mandat français au Liban des années 1920-1930, à Tallouseh, Liban-Sud, le 15 octobre 2023. | Philippe Pernot
Son restaurant est pour le moins original: il est entièrement orné de figurines en plâtre en costumes de l’ère ottomane, peintes en couleurs criardes. «J’ai voulu célébrer la résistance contre le Mandat français [entre 1916 et 1943, ndlr]», explique-t-il. Mahmoud Turnous a nommé son enseigne en hommage au résistant chiite libanais Adham Khanjar, l’un des précurseurs de la grande révolte arabe, mort en 1923.
D’un ennemi colonisateur à un autre: pile un siècle plus tard, le Sud-Liban continue d’alimenter l’imaginaire de la «résistance», alors que des volutes de fumée continuent de troubler la paix des montagnes.
Ce reportage a été réalisé avec l’aide d’Haitham el-Hreich, fixeur.